vendredi 6 février 2009

...partout où je me trouverai ce sera la première place...

À mon avis, il ne faut rien détruire, si ce n'est l'idée de Dieu dans l'esprit de l'homme: voilà par où il faut commencer. O les aveugles, ils ne comprennent rien !  Une fois que l'humanité entière professera l'athéisme (et je crois que cette époque, à l'instar des épreuves géologiques, arrivera à son heure), alors, d'elle-même, sans anthropophagie, l'ancienne conception du monde disparaîtra, et surtout l'ancienne morale. Les hommes s'uniront  pour retirer de la vie toutes les jouissances possibles, mais dans ce monde seulement. L'esprit humain s'élèvera jusqu'à un orgueil titanique, et ce sera l'humanité défiée. Triomphant sans cesse et sans limite de la nature par la science et l'énergie, l'homme par cela même éprouvera constamment une joie si intense qu'elle remplacera pour lui les espérances des joies célestes. Chacun saura qu'il est mortel, sans espoir de résurrection, et se résignera à la mort avec une fierté tranquille, comme un dieu. Par fierté, il s'abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'un amour désintéressé. L'amour ne procurera que des jouissances brèves, mais le sentiment même de la brièveté en renforcera l'intensité autant que jadis elle se disséminait dans les espérances d'un amour éternel, outre-tombe..." Et ainsi de suite. C'est charmant !"
Ivan se bouchait les oreilles, regardait à terre, tremblait de tout le corps. La voix poursuivit:
"La question consiste en ceci, songeait mon jeune penseur: est-il possible que cette époque vienne jamais? Dans l'affirmative, tout est décidé, l'humanité s'organisera définitivement. Mais comme, vu la bêtise invétérée de l'espèce humaine, cela ne sera peut-être pas encore réalisé dans mille ans, il est permis à tout individu conscient de la vérité de régler sa vie comme il lui plaît, selon les principes nouveaux. Dans ce sens, tout lui est permis. Plus encore: même si cette époque ne doit jamais arriver, comme Dieu et l'immortalité n'existent pas, il est permis à l'homme nouveau de devenir un homme-dieu, d'un coeur léger, s'affranchir des règles de la morale traditionnelle, auxquelles l'homme était assujetti comme un esclave. Pour Dieu, il n'existe pas de loi. Partout où Dieu se trouve, il est à sa place ! Partout où je me trouverai, ce sera la première place... Tout est permis, un point, c'est tout! ..." Tout ça est très gentil; seulement si notre Russe contemporain est ainsi fait; il ne se décidera pas à tricher sans cette sanction, tant il aime la vérité..."
Entraîné par son éloquence, le visiteur élevait de plus en plus la voix et considérait avec ironie le maître de la maison; il ne put achever. Ivan saisit tout à coup un verre sur la table et le lança sur l'orateur. 



Les Frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski




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